14.

Coupure de presse punaisée au mur de Samarkand House, la résidence New Path de Santa Ana, Californie :

 

Le matin, quand le patient sénile réclame sa mère à son réveil, lui rappeler qu’elle est morte depuis longtemps, qu’il a plus de quatre-vingts ans, vit dans une maison de repos, que nous sommes en 1992, pas en 1913, et qu’il doit faire face à la réalité, affronter le

 

Un pensionnaire avait déchiré le reste. Ça s’arrêtait là. De toute évidence, c’était tiré d’un magazine corporatif, sur papier glacé.

« Ici, fit George, l’employé, en le menant le long d’un couloir, tu commenceras par l’occuper des toilettes. Le carrelage, les lavabos, et surtout les waters. Ce bâtiment comprend trois toilettes, une par étage.

— D’accord, répondit-il.

— Voici un seau et un balai. Tu te sens capable de faire ça ? De nettoyer les toilettes ? Commence toujours ; je te surveillerai et te filerai quelques conseils. »

Il porta le seau sous le robinet près de la porte du fond, y versa du savon liquide et ouvrit l’eau chaude. Il ne voyait que la mousse sous ses yeux ; il voyait la mousse et entendait l’eau rugir.

Mais il entendit aussi la voix de George, sans voir George. « Pas trop plein, sinon tu ne pourras pas le soulever.

— D’accord.

— Tu ne sais pas très bien où tu es, hein ? » demanda George au bout d’un moment.

« Je suis à New Path. » Il posa le seau par terre et renversa un peu d’eau ; il regarda l’eau.

« New Path où donc ?

— À Santa Ana. »

George souleva le seau à sa place et lui montra comment tenir l’anse de fil de fer en lui imprimant un léger balancement tandis qu’il marchait. « Plus tard, je crois qu’on te transférera à l’île ou à l’une des fermes. Mais faut d’abord faire la plonge.

— Ça, je peux faire. La plonge.

— Les animaux, tu aimes ?

— Ouais, sûr.

— Travailler aux champs ?

— Plutôt les animaux.

— On verra. On attendra de mieux te connaître. Du reste, ce n’est pas pour demain. Ici, tout le monde commence par un mois à la plonge. Dès qu’on a franchi la porte.

— Je crois que ça me déplairait pas de vivre à la campagne.

— Nos installations sont de plusieurs sortes. Nous verrons ce qui te convient le mieux. Au fait, ici tu peux fumer, mais on ne t’y encourage pas. Cela dit, ce n’est pas Synanon ; là-bas, tu n’as pas le droit.

— Je n’ai plus de clopes.

— On donne à chaque pensionnaire un paquet par jour.

— Et l’argent ? » Il n’avait plus un rond.

« Ça ne coûte rien. Ici, il n’y a aucun frais. Tu as déjà payé suffisamment. »

George s’empara du balai-brosse, le plongea dans le seau, puis montra au nouveau comment procéder.

« Comment ça se fait que je n’aie plus de blé ?

— Pour la même raison qui fait que tu n’as plus de portefeuille ni de nom propre. Tout ça te sera rendu, tout ensemble. C’est cela notre objectif : te rendre ce qu’on t’a pris.

— Ces pompes me vont pas.

— Là, on dépend entièrement des dons que nous font les magasins. Mais c’est toujours du neuf. Plus tard, on pourra peut-être prendre ta pointure. As-tu essayé toutes les chaussures dans le carton ?

— Oui.

— Bien. Ça, c’est les toilettes du rez-de-chaussée. Occupe-t’en d’abord. Puis quand t’auras fini, vraiment fini, mais alors nickel, tu monteras avec ton seau et ton balai, et je te montrerai où c’est, et après ça, tu feras celles du troisième. Seulement pour aller là-haut, il te faut une autorisation parce que c’est là-haut que logent les filles, alors tu demandes d’abord à quelqu’un du personnel. Ne grimpe jamais là-haut sans permission. » Il lui donna une claque dans le dos. « Vu, Bruce ? T’as tout pigé ?

— D’accord. » Bruce se mit à frotter.

« Tu feras les corvées de chiottes jusqu’à ce que tu sois en état de prendre un bon boulot. C’est pas important, ce qu’on fait ; ce qui compte, c’est d’arriver à le faire correctement et de pouvoir en être fier.

— Est-ce qu’un jour je serai à nouveau comme avant ?

— Comme tu étais avant, c’est ça qui t’a amené ici. Si tu redeviens comme avant, un jour ou l’autre tu te retrouveras encore chez nous. Et la prochaine fois, peut-être que tu ne pourras même pas y arriver. Pas vrai ? T’as eu du pot cette fois-ci ; t’as bien failli ne pas t’en tirer.

— Quelqu’un m’a conduit.

— Tu es verni. Le prochain coup, ce sera peut-être pas pareil. Ils te balanceront sur le bord de la route en disant, qu’il aille se faire foutre. »

Bruce frottait.

« Le mieux, c’est de commencer par les lavabos, puis la baignoire, puis les chiottes, et le sol en dernier.

— D’accord. » Il rangea son balai.

« Il suffit de prendre le coup. Tu y arriveras. »

Il s’appliquait. Il remarqua des fissures dans l’émail du lavabo, y versa du détergent et fit couler l’eau chaude. La vapeur monta et il se laissa envelopper. L’odeur lui plaisait.

 

Après le déjeuner, il buvait son café dans un coin du foyer. Personne ne lui adressait la parole : on savait qu’il était en plein sevrage. Tout en sirotant son café, il écoutait les conversations. Tout le monde se connaissait.

« Si tu voyais de l’intérieur d’un mort, tu y verrais toujours mais tu ne pourrais pas te servir des muscles de l’œil, tu ne pourrais pas accommoder. Impossible de tourner la tête, ni les globes oculaires. Tu devrais attendre que quelque chose passe devant toi. Tu serais figé. Devoir attendre comme ça : mec, quelle scène abominable. »

Il contempla la fumée de sa tasse, et rien que ça. La fumée montait ; l’odeur lui plaisait.

« Salut. »

Une main le touchait. Une main de femme.

« Salut. »

Il coula un regard de côté.

« Comment tu te débrouilles ?

— Ça va.

— Tu te sens un peu mieux ?

— Ça va, ouais. »

Il contemplait sa tasse fumante, et ne tourna pas son regard vers elle, ni vers les autres. Il regardait, encore et encore, sa tasse. Il aimait la chaleur, l’arôme du café.

« Tu verrais passer quelqu’un droit devant toi, et seulement droit devant toi. Ou dans la direction où ton regard se serait arrêté, et ça serait tout. Si une feuille ou un autre truc flottait devant tes yeux, tu les verrais passer, et après, terminé. Rien que la feuille. Tu ne pourrais pas te tourner.

— Ouais, ça va. » Il tenait sa tasse à deux mains.

« Imagine un peu : tu es conscient, mais pas vivant. Tu vois, et même tu comprends, mais tu ne vis pas. Tu as le nez collé au carreau. Tu reconnais les choses, mais ça ne fait pas de toi un vivant. On peut mourir et durer encore. Parfois, ce qui t’observe derrière les yeux de quelqu’un est mort dans l’enfance. C’est mort et c’est là, et ça regarde toujours. Ce n’est pas simplement le corps, sans rien dedans, qui te regarde ; non, il y a encore quelque chose à l’intérieur qui est mort depuis longtemps mais continue à regarder au-dehors, et regarde et regarde encore sans pouvoir s’arrêter. »

Un autre prit la parole : « C’est ce que ça veut dire, la mort : ne plus pouvoir s’arrêter de regarder ce qu’on a en face de soi. Un foutu machin qu’on a mis là, devant toi, sans que tu puisses rien y changer, sans pouvoir choisir. Tu prends ce qu’on t’a placé là, tel quel, un point c’est marre.

— Tu te vois en train de contempler une boîte de bière pendant l’éternité ? Ça ne serait peut-être pas si mal. Il n’y aurait pas de quoi paniquer. »

 

Avant le dîner, qu’on leur servait dans la salle à manger, ils assistaient à la Séance conceptuelle. Des membres du personnel inscrivaient divers Concepts au tableau noir, et on discutait.

Les bras croisés sur ses genoux, il regardait fixement le plancher en écoutant chauffer la grosse cafetière. Les bloup-bloup finissaient par lui faire peur.

Le mort et le vivant échangent leurs propriétés.

Assis dans le désordre sur des chaises pliantes, le groupe discutait cette idée. Le Concept leur paraissait familier. Naturellement, ça faisait partie du style de pensée de New Path ; ils l’avaient peut-être appris par cœur pour le ressasser encore par la suite. Bloup-bloup.

L’énergie de ce qui est mort l’emporte sur l’énergie de ce qui est vivant.

Ils en débattirent. Bloup-bloup. Le bruit de la cafetière augmentait, sa peur aussi, mais il ne parlait ni ne bougeait ; il restait sur sa chaise et écoutait. Difficile de suivre, à cause de la cafetière.

« Nous ingérons tant d’énergies mortes. Et nous les prenons en lieu et place de – est-ce que quelqu’un ne veut pas aller s’occuper de cette foutue cafetière ? »

Il y eut une pause tandis qu’un pensionnaire examinait la cafetière. Les yeux baissés, il attendait.

« Je l’écris une nouvelle fois : Nous acceptons trop de vie passive en échange de la réalité extérieure. »

Ils en débattirent. La cafetière était muette. Ils s’attroupèrent autour d’elle afin de remplir leurs tasses.

« Tu ne prends pas de café ? » Une voix juste derrière lui, qui le touchait pour ainsi dire. « Ned ? Bruce ? Comment il s’appelle – Bruce ?

— D’accord. » Il se leva et suivit les autres vers la cafetière. Il attendit son tour. Ils l’observèrent tandis qu’il ajoutait de la crème et du sucre, puis regagnait sa place – en s’assurant que c’était bien la même chaise –, s’asseyait, prêt à écouter. Le café chaud, la fumée qui montait de sa tasse : avec ça, il se sentait bien.

L’action ne signifie pas nécessairement la vie. Les quasars sont actifs. Un moine qui médite n’est pas inanimé.

Il regardait sa tasse vide, une tasse de porcelaine. En la retournant, il remarqua des lettres imprimées sur le fond, ainsi qu’une lézarde sur le vernis. La tasse semblait ancienne, elle avait été fabriquée à Détroit.

Le mouvement circulaire est la forme la plus morte de l’univers.

« Le temps », fit une voix.

Il connaissait la réponse. Le temps est circulaire.

« Oui. On doit s’arrêter là. Quelqu’un veut-il ajouter un dernier commentaire, en vitesse ?

— Eh bien, suivre la ligne de moindre résistance, c’est la loi de la survie. Être un suiveur, pas un meneur. »

Une autre voix, plus âgée : « Exact, les suiveurs survivent au meneur. Regardez le Christ. Le contraire n’arrive jamais.

— On ferait bien d’aller manger, parce que Rick arrête le service à cinq heures et demie à présent.

— Vous parlerez de ça pendant le Jeu, pas maintenant. »

Des chaises grincèrent. Il se leva aussi, porta sa tasse sur un plateau et prit la file pour sortir. Ça sentait le vêtement froid autour de lui, une bonne odeur, mais froide.

Ils ont l’air de dire que la vie passive, c’est bien. Mais rien de tel n’existe. C’est une contradiction.

Il se demanda ce qu’était la vie, quel était son sens. Peut-être n’y comprenait-il rien.

 

Un lot de vêtements super venait d’arriver. Un don. Les gens en avaient plein les bras, certains enfilaient déjà des chemises et se faisaient admirer.

« Hé, Mike, tu jettes du jus. »

Au milieu du foyer, un petit trapu, cheveux bouclés et gueule de bouledogue, torturait sa ceinture en fronçant les sourcils. « Comment ça marche, ce truc ? Je vois pas comment ça peut rester en place. Pourquoi on peut pas la faire jouer ? » Il se débattait avec une ceinture sans boucle, faite uniquement d’anneaux métalliques qu’il ne savait comment imbriquer. Il regarda autour de lui d’un air rusé. « Je crois bien qu’on m’a refilé un truc dont personne ne voulait. »

Bruce s’approcha et réussit à ajuster la ceinture.

« Merci », fit Mike, qui inspectait d’un air pincé des chemises à plastron. « Le jour où je me marierai, je mettrai un truc comme ça.

— Chouette », fit Bruce.

Mike se dirigea nonchalamment vers deux femmes qui se tenaient à l’autre bout du foyer et souriaient en l’observant. Mike serrait contre sa poitrine une chemise à fleurs couleur lie-de-vin. « Ce soir, je m’offre la tournée des grands-ducs, dit-il.

— Ça va comme ça, tout le monde à table ! » tonna le directeur. Il fit un clin d’œil à Bruce. « Comment tu te sens, mon gars ?

— Ça va.

— On dirait que tu es enrhumé.

— Oui. C’est à cause du sevrage. Je ne pourrais pas avoir du Driston, ou…

— Aucune substance chimique ici. Aucune. Allez, dépêche-toi d’aller manger. L’appétit, ça va ?

— Un peu mieux », dit-il en suivant le mouvement. On lui sourit de plusieurs tables.

 

Après le dîner, il s’installa sur une marche du grand escalier, entre le premier et le deuxième étage. Il n’y avait personne pour lui parler : les pensionnaires assistaient à une conférence. Quand elle prit fin, le hall s’emplit à nouveau de monde. Bruce n’avait pas bougé.

Il sentait qu’on l’observait ; peut-être lui parlait-on. Mais il demeurait plié en deux sur sa marche, les bras autour du corps, et il regardait, regardait. Contemplait le tapis sombre qui se déroulait sous ses yeux.

Et les voix s’éloignaient.

« Bruce ? »

Il ne broncha pas.

« Bruce ? » Une main le toucha.

Il ne répondit pas.

« Bruce, viens donc faire un tour au foyer. Tu es censé être couché dans ta chambre, mais je désire te parler. » D’un geste, Mike lui fit signe de le suivre. Il descendit l’escalier et accompagna Mike dans le foyer, maintenant désert. Mike ferma la porte derrière eux.

Une fois confortablement installé dans un fauteuil club, Mike l’invita à s’asseoir face à lui. Il semblait fatigué, il avait des cernes sous ses petits yeux et ne cessait de se passer la main sur le front.

« Je suis debout depuis cinq heures et demie », expliqua-t-il.

On frappa ; la porte s’entrouvrit.

Mike se mit à gueuler. « Je veux voir personne dans cette pièce. On est en train de causer. Vu ? »

Il y eut quelques grognements indistincts et la porte se referma.

« Tu sais, dit Mike, tu devrais changer de chemise deux fois par jour ; tu transpires vraiment beaucoup. »

Il hocha la tête.

« Tu viens de quelle partie de l’État ? »

Il resta muet.

« Viens me trouver, désormais, quand tu te sentiras aussi mal. J’ai connu ça, moi aussi, il y a environ un an et demi. Ils n’arrêtaient pas de me trimbaler en bagnole. Ils se relayaient pour ça. Tu connais Eddie ? Le grand mec qui ne boit que de l’eau et n’arrête pas de casser du sucre sur le dos de tout le monde ? Il m’a baladé pendant huit jours. Je suis jamais resté un moment seul. » Tout d’un coup, Mike se remit à gueuler. « Vous allez vous tirer, oui ? On est en train de causer. Allez regarder la télé. » Son ton se radoucit, tandis qu’il dévisageait Bruce. « C’est nécessaire, quelquefois. De ne jamais laisser quelqu’un seul.

— Je vois.

— Bruce, ne va pas tenter de mettre fin à tes jours.

— Bien, monsieur.

— Ne m’appelle pas monsieur ! »

Il hocha la tête.

« Tu étais dans l’armée, Bruce ? C’est de là que ça vient ? C’est là que tu as été accroché ?

— Non.

— Tu te shootes ou tu avales ? »

Il ne réagit pas.

« Écoute, “monsieur”, moi, j’ai fait dix ans de placard. J’ai vu huit mecs de notre bloc s’ouvrir la gorge dans la même journée. On dormait avec les pieds dans les chiottes, tellement nos cellules étaient petites. T’as jamais été en taule, toi ?

— Non.

— D’un autre côté, j’ai vu des taulards de quatre-vingts balais qu’en avaient pas marre de l’existence. Je me rappelle l’époque où je prenais de la dope, et je me shootais, moi ; j’ai commencé à me shooter dans mon adolescence. J’étais pas foutu de faire autre chose, et puis j’ai plongé pour dix ans. Je me shootais tellement – je mélangeais l’héro et la Mort – que j’étais pas foutu de faire autre chose, de voir autre chose. À présent j’ai décroché, je suis sorti de taule et me voici. Tu sais ce qui me frappe le plus ? À présent, je peux marcher dans la rue et voir les choses. Quand on va en forêt, j’entends couler l’eau des ruisseaux – plus tard, tu verras les fermes et le reste de nos installations. Je suis capable de me balader dans la rue, la rue de tous les jours, et de remarquer un chien ou un chat. Avant, je les remarquais jamais. Je voyais que la dope. » Il jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet. « Alors, je sais ce que tu ressens.

— C’est dur de décrocher.

— Tout le monde l’a fait, ici. Bien sûr, il y en a qui replongent. C’est ce qui t’arriverait, si tu sortais maintenant. Tu le sais. »

Il hocha la tête.

« Personne n’a eu la vie facile, chez nous. Je ne dis pas que c’est ton cas. Eddie se gênerait pas pour ça, lui. Il dirait que tes emmerdes, c’est de la blague. Les emmerdes, ce n’est jamais de la blague, pour personne. Je mesure ta déprime ; j’ai été comme ça, moi aussi. Maintenant, ça va rudement mieux. Avec qui tu partages ta piaule ?

— John.

— Oh ! ouais, John. Alors t’es au sous-sol.

— Je me plains pas.

— Ouais, il fait chaud, en bas. Tu dois pas mal souffrir du froid. C’est arrivé à la plupart d’entre nous, à moi en tout cas ; je tremblais tout le temps, et je chiais dans mon froc. Laisse-moi te dire une chose, tu n’auras plus à connaître ça, si tu restes à New Path.

— Combien de temps ?

— Toute ta vie. »

Bruce releva la tête.

« Moi, je peux pas partir, expliqua Mike. Si je sortais, je retomberais dans la dope. J’ai trop de potes qui m’attendent dehors. Je me retrouverais au coin de la rue en train de dealer et de me shooter, et je reprendrais pour vingt ans de placard. Écoute, mec, j’ai trente-cinq ans et je vais me marier pour la première fois. Tu as rencontré Laura, ma fiancée ? »

Il n’était pas certain.

« Une chouette nana, un peu rembourrée. Bien roulée ? »

Il hocha la tête.

« Elle a peur de franchir la porte. Il faut que quelqu’un l’accompagne. On va aller visiter le zoo… on emmène le petit garçon du directeur au zoo de San Diego, la semaine prochaine, et Laura meurt de trouille. Elle a plus peur que moi. »

Un silence.

« Tu entends ce que je te dis ? J’ai peur d’aller au zoo. Qu’est-ce qu’on fait, au zoo ? Tu le sais peut-être.

— On va reluquer à l’intérieur des cages et on ouvre là où c’est interdit.

— Qu’est-ce qu’ils ont comme animaux, là-bas ?

— Tous les genres.

— Des sauvages, j’imagine. Enfin, sauvages quand ils sont dans leur cadre naturel. Et des exotiques.

— Au zoo de San Diego, ils ont à peu près toutes les espèces sauvages.

— Ils ont… comment ça s’appelle, déjà ? Des koalas ?

— Oui.

— Un coup, j’ai vu une pub à la télé, avec un koala. Ils sautent partout. On dirait des jouets empaillés.

— Les nounours qu’ont tous les mômes, ils ont été créés d’après le koala, dans les années vingt.

— Pas possible ? Je suppose qu’il faut se trimbaler en Australie pour voir un koala, à présent. Ou la race est-elle éteinte ?

— Il y en a plein en Australie, mais on n’a plus le droit de les exporter. Ni vivants ni pour la fourrure. Ils ont été sur le point de disparaître.

— Moi, j’ai jamais été nulle part, sauf quand je passais de la dope du Mexique à Vancouver, en Colombie britannique. Je prenais toujours le même itinéraire, alors je voyais jamais rien. Je fonçais tant que je pouvais pour avoir fini plus vite. Là, je conduis une des voitures de la Fondation. Si ça te dit, et que tu te sentes pas trop mal, je t’emmènerai faire un tour. Je conduirai et on pourra causer. Ça me gêne pas ; Eddie et d’autres qui sont plus là l’ont fait pour moi, alors ça me gêne pas.

— Merci.

— Maintenant, on ferait bien d’aller se pieuter. Ils t’ont déjà collé aux cuisines ? Pour mettre les couverts et faire le service ?

— Non.

— Alors on pioncera jusqu’à la même heure. Je te verrai au petit déjeuner. Viens t’asseoir à ma table et je le présenterai Laura.

— Quand allez-vous vous marier ?

— Dans un mois et demi. On serait contents que tu y assistes. Ça se passera au foyer, bien sûr, alors tout le monde sera là.

— Merci. »

 

Il prenait part au Jeu et tout le monde hurlait après lui. Une couronne de visages hurlants. Il regardait par terre.

« Vous savez ce qu’il est ? Un pompe-zizi. » La voix, plus stridente que les autres, l’obligea à relever les yeux. Au milieu du carnaval vociférant, il distingua une fille, une Chinoise, qui lui criait au visage : « Un pompe-zizi, voilà ce que t’es !

— T’arrives à te sucer ? T’arrives à te sucer ? » reprirent les autres, assis en cercle sur le sol.

Le directeur souriait. Il portait des pantalons rouges à patte d’éléphant, des pantoufles roses, et, avec ses petits yeux brillants, ses rides, il tenait de l’apparition. Il avait replié sous lui ses jambes grêles – sans se munir d’un coussin – et se balançait d’avant en arrière.

« Fais-nous voir comment tu te suces ! »

Le directeur semblait s’épanouir quand quelqu’un craquait ; ses yeux pétillaient ; il jubilait. Tel un travelo théâtral surgi d’une cour de jadis, il faisait des mines et roulait des yeux ravis. De temps à autre, il se mettait à gazouiller, mais sa voix monotone et métallique sonnait comme un gong rouillé.

« Oh ! le pompe-zizi ! » hurlait la Chinoise. Une autre fille, près d’elle, agitait ses bras en gonflant les joues, plob-plob.

« Tiens ! » La Chinoise tourbillonna devant lui, trémoussa du cul sous son nez, aboya : « Baise-moi le cul, alors, puisque t’aimes ça ! Il aime lécher, tiens, lèche ça, pompe-zizi ! »

La famille reprit en chœur : « Pompe-zizi, pompe-zizi ! Taille-t’en une, qu’on voie un peu ! Pompe-toi le nœud, pompe-zizi ! »

Il ferma les yeux mais il ne pouvait s’empêcher d’entendre.

« Maquereau ! » C’était le directeur. Il lui parlait au ralenti, de sa voix la plus monotone. « Enculé. Tas de merde. Raclure de bidet. Bite vérolée. » Ça n’en finissait pas.

Ça se déversait toujours dans ses oreilles, mais les sons se mélangeaient. Il ne releva les yeux que lorsqu’il entendit la voix de Mike, pendant une brève accalmie. Mike l’observait d’un air impassible. Il avait le visage un peu congestionné ; son col de chemise amidonné l’étouffait.

« Que se passe-t-il, Bruce ? demandait Mike. Qu’est-ce qui t’a amené ici ? Que veux-tu nous dire ? Peux-tu nous dire quelque chose sur toi-même ?

— Maquereau ! » brailla George en rebondissant comme une balle de caoutchouc. « Qu’est-ce que tu foutais avant, p’tit maque ? »

La Chinoise bondit à son tour en hurlant : « Oui, dis-nous, p’tite merde, pédé, saloperie, bouche à pompier, enculé !

— Je suis un œil.

— Bougre de fiente, laissa doucement échapper le directeur. Vomissure. Bouffe-merde. Chancre mou. Gonzesse. »

Il n’entendait plus rien. Il oubliait le sens des mots et, pour finir, les mots eux-mêmes.

Seulement il sentait le regard de Mike, Mike qui l’observait et l’écoulait, et à qui il ne donnait rien à entendre ; il ne savait plus, il ne se rappelait plus, ne sentait presque plus rien ou se sentait mal, il voulait partir.

Le Vide l’envahissait. Et il en éprouvait un léger bien-être.

 

Le jour finissait.

« Jette un coup d’œil par ici, dit une femme. C’est là qu’on garde les monstres. »

Il eut peur en la regardant ouvrir la porte.

Quand la femme repoussa le battant, un rare vacarme s’échappa de la pièce, dont la taille, d’ailleurs, le surprit ; il aperçut une ribambelle d’enfants en train de jouer.

Le même soir, il observa deux pensionnaires âgés qui donnaient aux enfants du lait et quelques autres bricoles. On les avait installés à part, dans une alcôve près de la cuisine. Rick, le cuisinier, confia la nourriture des enfants aux deux hommes avant de servir les adultes, qui attendaient dans la salle à manger.

« Vous aimez les enfants ? lui demanda en souriant une jeune Chinoise qui portait des assiettes.

— Oui.

— Vous pouvez vous asseoir à la table des enfants et dîner avec eux.

— Oh !

— Plus tard, dans un mois ou deux, c’est vous qui leur servirez à manger. » Elle hésita. « Quand on sera sûrs que vous ne risquez pas de les frapper. Nous avons une règle d’or : les enfants ne doivent pas être battus pour quelque raison que ce soit.

— D’accord. » Il se sentit ramené à la vie en regardant manger les enfants ; il s’installa à leur table et l’un des tout-petits vint s’asseoir sur ses genoux. Bruce prit une cuillère et commença de le nourrir. Il se dit que la même chaleur les traversait, l’enfant et lui. La Chinoise lui sourit et disparut en direction de la salle à manger avec ses assiettes.

Il passa un long moment parmi les enfants, à tenir l’un puis l’autre. Les deux vieux se querellaient avec les enfants et chacun contestait la façon dont l’autre s’y prenait pour les servir. La table et le sol étaient jonchés de bribes de nourriture. Bruce fut tout surpris de constater que le repas était terminé et que les enfants gagnaient la grande salle de jeux pour regarder des dessins animés à la télé. Maladroitement, il se pencha afin de nettoyer le gâchis.

« Non, c’est pas ton boulot ! s’exclama l’un des vieux. C’est moi qui suis censé faire ça.

— D’accord. » En se relevant, il se cogna la tête à un coin de table. Il tenait une poignée de nourriture et la considérait d’un air perplexe.

« Va aider à nettoyer la salle à manger ! » fit l’autre vieux, qui bégayait un peu.

Un des aides de cuisine, sans doute un type de la plonge, lui dit au passage : « Faut une permission pour s’installer avec les gosses. »

Bruce hocha la tête, un peu éberlué.

« Le baby-sitting, continua l’autre, c’est pour les vieux. » Ça le fit rigoler. « Quand ils ne peuvent plus rien faire d’autre. » Le type s’éloigna.

Une fillette était restée en arrière, et l’étudiait de ses grands yeux. « Comment tu t’appelles ? » demanda-t-elle.

Il ne répondit pas.

« Je te demande comment tu t’appelles. »

Il toucha prudemment un morceau de bœuf, froid maintenant, qui traînait sur la table. Mais sa chaleur à lui persistait. Il effleura fugitivement la tête de l’enfant.

« Moi, je m’appelle Thelma, dit-elle. Tu as oublié ton nom ? » Elle lui donna une petite tape. « Si tu oublies ton nom, tu peux l’écrire sur ta main. Tu veux que je le montre comment ? » Elle lui donna encore une tape.

« Ça ne va pas disparaître ? demanda-t-il. Dès que je vais faire quelque chose ou prendre un bain, ça va disparaître.

— Ah ! d’accord. Eh bien, tu pourrais l’écrire sur le mur, au-dessus de ta tête. Dans la chambre où tu vas dormir. Tout là-haut, où ça ne s’effacera pas. Après, quand tu voudras savoir ton nom, tu pourras…

— Thelma, murmura-t-il.

— Non, ça c’est mon nom à moi. Toi, il te faut un autre nom. Et c’est un nom de fille, en plus.

— Voyons voir. » Il essaya de réfléchir.

« La prochaine fois que je te vois, je t’en inventerai un. D’accord ?

— Mais tu n’habites pas ici ?

— Oui, seulement ma maman va peut-être s’en aller. Elle pense qu’elle va nous emmener, moi et mon frère. »

Il hocha la tête. Un peu de la chaleur le quittait.

Tout d’un coup, sans raison apparente, la petite fille partit en courant.

Il faudrait tout de même que je retrouve mon propre nom, décida-t-il. C’est à moi que ça revient. Il contempla sa main, puis se demanda pourquoi il faisait ça ; il n’y trouverait rien. Bruce, voilà mon nom. Mais il doit y avoir des noms mieux que ça. Le reste de chaleur s’en alla peu à peu, comme la petite fille.

Il se sentit mal, étranger, perdu encore une fois. Pas très heureux.

 

Un jour, Mike Westaway parvint à se faire envoyer en mission afin de récupérer un lot de marchandises à demi gâtées qu’un supermarché local cédait à New Path. Mais après s’être assuré qu’aucun employé de la fondation ne le suivait, Mike passa un coup de fil, et se retrouva assis avec Donna Hawthorne à un comptoir McDonald.

Ils s’étaient installés en terrasse, à une table de bois, avec leurs hamburgers et leurs Coca.

« Tu crois vraiment qu’on a réussi à le faire passer ?

— Oui. » Mais le type est tellement flippé, songea-t-il, que je me demande si ça sert à quelque chose. Je me demande si on a avancé d’un pas. Pourtant, c’était le seul moyen.

« Ils ne font pas de parano à son sujet ?

— Non, répondit Mike.

— Et toi, personnellement, tu crois qu’ils fabriquent le truc ?

— Moi, je ne crois rien. C’est eux qui le pensent. » Ceux qui nous paient.

« Le mot lui-même, qu’est-ce qu’il veut dire ?

— Mors ontologica. Mort de l’esprit. L’identité. L’essence particulière.

— Pourra-t-il mener une action ? »

Westaway contemplait les files de voitures et les passants. Il triturait son hamburger d’un air morose.

« Tu n’en sais vraiment rien, insista Donna.

— On ne peut jamais savoir jusqu’au moment venu. Quelques neurones carbonisés clignotent encore. Comme un réflexe. Il n’agit pas, il réagit. On ne peut qu’espérer. Rappelle-toi les paroles de saint Paul : la foi, l’espoir, et le don de ton argent. » Il étudia la jolie fille aux cheveux noirs, et vit, dans ses traits intelligents, pourquoi Bob Arctor – non, Bruce, je dois toujours penser à lui sous ce nom-là, sinon, j’aurai l’air d’en savoir trop, et des choses que je ne suis pas censé connaître – pourquoi Bruce pensait tant de bien d’elle. Quand il pouvait encore penser.

« Il a été très bien formé », dit-elle d’une voix que Mike jugea singulièrement affligée. En même temps, le chagrin parut crisper les traits de la jeune femme. « Le prix est dur à payer », ajouta-t-elle, à moitié pour elle-même, avant de boire une gorgée de Coca.

Mais c’est le seul moyen de s’infiltrer, songea-t-il. Moi, je n’y arriverai pas. C’est clair, depuis le temps que j’essaie. Ils ne laisseront passer qu’un freak complètement bousillé dans le genre de Bruce. Quelqu’un d’inoffensif. Il faut que le type soit vraiment dans cet état-là, sinon ils ne prendront jamais le risque. C’est leur politique.

« Le gouvernement exige beaucoup, constata Donna.

— La vie exige beaucoup. »

Elle releva les yeux et le considéra d’un air sombre, menaçant. « Dans le cas présent, il s’agit très précisément du gouvernement fédéral, qui exige beaucoup de toi, de moi » – sa voix se brisa – « de ce qui était mon ami.

— Il l’est toujours.

— Ce qui reste de lui », répliqua sauvagement Donna.

Ce qui reste de lui te cherche encore à sa manière, songea Mike Westaway. Il éprouvait de la tristesse, lui aussi – mais il faisait beau, l’air était parfumé, le défilé des gens et des voitures constituait un spectacle réconfortant. Et il y avait, par-dessus tout, la perspective d’aboutir. S’ils étaient parvenus jusque-là, ils réussiraient bien à accomplir le reste du chemin.

« Je crois vraiment, fit Donna, qu’il n’y a rien de pire que le sacrifice involontaire – celui de n’importe qui, de tout être vivant. Si seulement on savait. Là c’est différent : quand on comprend et qu’on s’offre en toute connaissance de cause. Mais… » elle eut un geste las « … ça s’est passé à son insu. Il ne s’est douté de rien, il ne s’est pas porté volontaire.

— Bien sûr que si. C’était son boulot.

— Il n’en avait pas la moindre idée, et il n’en a pas la moindre idée maintenant ; d’ailleurs, il n’a plus aucune idée. Tu le sais aussi bien que moi. Et des idées, il n’en aura plus aussi longtemps qu’il vivra. Il ne lui reste que les réflexes. Et tout ça n’est pas accidentel : on l’a voulu ainsi. Et nous traînons ce… ce mauvais karma avec nous. Je le sens peser sur moi, comme un cadavre. Je porte un cadavre sur mon dos, celui de Bob Arctor – même si, du point de vue technique, il n’est pas mort. » Elle venait de hausser le ton ; Mike Westaway lui fit signe et elle se calma au prix d’un effort visible. Les gens installés aux autres tables de bois de la terrasse commençaient à jeter des coups d’œil dans leur direction.

Au bout d’un moment Westaway reprit la parole. « Eh bien, dis-toi qu’ils ne peuvent pas interroger quelqu’un, quelque chose qui n’a plus d’esprit.

— Il faut que je retourne bosser. » Donna consulta sa montre. « Je leur dirai que tout a l’air de marcher, d’après ce que tu m’as dit. D’après ton opinion personnelle.

— Attends l’hiver.

— L’hiver ?

— Ça leur prendra jusque-là. Peu importe la raison, c’est comme ça. C’est alors que ça marchera, ou pas du tout. Si on doit aboutir, ce sera à cette époque. » Pour le solstice de décembre, songea-t-il.

« Un moment bien choisi, quand tout est mort et recouvert de neige. »

Il se mit à rire. « En Californie ?

— L’hiver de l’esprit. Mors ontologica. Lorsque l’esprit meurt.

— Lorsqu’il n’est qu’endormi. » Westaway se leva. « Moi aussi, faut que j’y aille. Je dois aller prendre un chargement de légumes. »

Il lut dans le regard de Donna une consternation muette, douloureuse, et lui parla gentiment. « C’est pour la cuisine. Des carottes et des salades. Un don du marché McCoy pour nous aut’ pauv’ gens de New Path. Non, je suis désolé d’avoir dit ça. Je ne cherchais pas à être drôle. D’ailleurs, je ne cherchais rien. » Il donna une tape sur l’épaule de Donna, sur son blouson de cuir. Et songea en même temps que ce cuir devait être un cadeau de Bob Arctor, en des jours meilleurs.

« Ça fait un moment qu’on travaille ensemble sur cette affaire, dit-elle d’une voix plus égale. Je ne tiens pas à ce que ça se prolonge. J’ai envie que ça finisse. La nuit, quand je n’arrive pas à dormir, je me dis que, merde, on est encore plus froids et calculateurs qu’eux. Que l’ennemi.

— En te regardant, je n’ai pas l’impression de voir quelqu’un de froid. Il est vrai qu’au fond je ne te connais pas tellement. Mais ce que j’aperçois, et je ne m’y trompe pas, c’est un des êtres les plus chaleureux que j’aie jamais rencontrés.

— Je suis comme ça en surface. C’est ce que voient les gens. Les yeux, le visage, le foutu sourire bidon, mais au-dedans je ne cesse pas d’être froide et de mentir. Je ne suis pas ce que j’ai l’air d’être ; je suis abominable. » Sa voix ne tremblait pas, et elle souriait en parlant. Son regard était doux, ses pupilles dilatées, sans le moindre soupçon de ruse. « Mais on ne peut pas faire autrement, vrai ? Il y a longtemps que je m’en suis rendu compte, et je me suis forcée à être comme ça. En vérité, ce n’est pas si moche. On finit par obtenir ce qu’on veut. Et tout le monde est pareil, jusqu’à un certain point. Ce que je suis, et qui me déprime tellement, c’est une menteuse. J’ai menti à mon ami, je n’ai pas cessé de mentir à Bob Arctor. Je lui ai même dit une fois de ne pas croire un mot à ce que je racontais, et naturellement il a cru que je plaisantais ; il ne m’a pas écoutée. Mais du moment que je lui ai dit, c’est sa responsabilité, de me croire ou de ne pas me croire. Je l’ai prévenu, seulement il a oublié aussitôt et il a continué de m’écouter. Il a continué sur sa lancée.

— Tu as fait ce que tu devais faire. Et même davantage. »

Elle détourna son regard. « En somme, jusqu’ici, je n’ai pas vraiment de quoi faire un rapport. Sauf pour signaler que tu es optimiste. On l’a infiltré parmi eux et ils l’ont accepté. Ils n’ont rien obtenu de lui dans ces… » elle frissonna « … dans ces jeux dégueulasses.

— Exact.

— Je te recontacterai. Je ne crois pas que les fédéraux voudront attendre jusqu’à cet hiver.

— Il le faudra pourtant. Jusqu’au solstice d’hiver.

— Jusqu’à quoi ?

— Contente-toi d’attendre et de faire des prières.

— C’est de la merde. Je parle de la prière. Je priais beaucoup, il y a longtemps, mais plus maintenant. On ne serait pas en train de faire ce qu’on fait, si ça marchait avec la prière. C’est encore une arnaque.

— Comme la plupart des choses. » Il suivait à quelques pas derrière elle, ne pouvait se détacher d’elle. « Moi, je n’ai pas l’impression que tu aies bousillé notre ami. À mon avis, tu étais victime autant que lui. Seulement sur toi, ça ne se voit pas. Et puis, de toute façon, on n’avait pas le choix.

— J’irai en enfer. » Soudain elle sourit, d’un sourire d’adolescent. « C’est mon éducation catholique.

— En enfer, ils te vendent des sachets à cinq dollars[7], et quand tu rentres chez toi, tu te rends compte qu’ils sont pleins de M & M[8].

— Des M & M en crotte de dinde », laissa tomber Donna, et tout d’un coup elle n’était plus là, elle avait disparu dans la foule et il cligna les yeux, ahuri. Est-ce donc ce que ressentait Bob Arctor ? Probablement. Tu l’avais devant toi, solide, comme si ça devait durer toujours, et brusquement plus personne. Évanouie, comme le feu ou l’air, comme un des quatre éléments qui se fondrait à nouveau dans la planète. Qui se perdrait parmi la foule de ceux qui ne cessent jamais d’exister. Qui se déverserait parmi eux. La fille de vapeur. La métamorphosante. Celle qui va et vient comme elle veut, et que personne ne peut saisir.

Je cherche à prendre le vent au filet. Arctor l’avait déjà tenté. Inutile d’essayer de mettre la main sur un agent fédéral du programme antidrogue. Ils sont furtifs ; ce sont des ombres qui s’évanouissent lorsque les consignes l’exigent. Comme s’ils n’avaient jamais été là. Arctor était amoureux d’un fantôme de l’autorité, une sorte d’hologramme à travers lequel un homme aurait pu marcher, pour se retrouver seul de l’autre côté, et sans jamais avoir pu assurer une prise – une prise sur la fille.

Le modus operandi de Dieu consiste à changer le mal en bien. Et s’il s’occupe de nous en ce moment, c’est sûrement ce qu’il est en train de faire, seulement nos yeux ne peuvent le percevoir ; tout se passe sous la surface du réel, et ça ne viendra au jour que plus tard. Une humanité pâlotte qui n’aura pas connu notre combat, qui n’aura pas mesuré nos pertes, à moins qu’ils ne s’en fassent une vague idée en parcourant une note au bas d’un lointain livre d’histoire. Une brève mention, et sans liste des disparus.

Il devrait y avoir, quelque part, un monument aux morts de cette guerre. Et aux plus malheureux, à ceux qui n’y ont pas trouvé la mort. À ceux qui ont continué d’exister après leur mort, comme Bob Arctor. C’est ceux-là qu’il faut pleurer.

J’ai dans l’idée que Donna est une mercenaire. Pas une fonctionnaire. Ce sont les plus évanescents. Ils disparaissent à jamais. Un nouveau nom, une nouvelle adresse. On se dit, où est-elle donc maintenant. Et la réponse est…

Nulle part. Car, en réalité, elle n’a jamais été là.

Mike Westaway alla se rasseoir à sa table afin de finir son McDonald et son Coca. Ça valait toujours mieux que ce qu’on leur servait à New Path. Même si le hamburger n’était qu’une mouture de cul de vache.

Rappeler Donna, la retrouver, la posséder… je cherche la même chose qu’Arctor et, dans le fond, il est peut-être mieux là où il est. La tragédie était déjà présente dans sa vie. Aimer un esprit, voilà le véritable martyre. Le désespoir incarné. Le nom de Donna ne serait imprimé sur aucune page, il n’apparaîtrait nulle part dans les annales de l’humanité. Disparue sans laisser d’adresse. Il y a des filles comme ça, et c’est celles-là qu’on aime le plus, celles qui ne permettent pas d’espérer, car elles vous échappent alors même que vous refermez vos bras autour d’elles.

Au fond, on a peut-être sauvé Arctor d’un sort pire encore. Et du coup, on a pu mettre ce qui restait de lui au service de quelque chose. D’une cause valable.

Avec un peu de pot.

« Tu connais des histoires ? lui demanda un jour Thelma.

— Je connais celle du loup, répondit Bruce.

— Celle du loup et de la grand-mère ?

— Non, celle du loup noir et blanc. Il vivait dans un arbre et se jetait toujours sur le troupeau du paysan. Jusqu’au jour où le paysan a réuni tous ses fils, et les amis de ses fils. Ils se sont installés en cercle autour de l’arbre, en attendant que le loup descende. Et le loup a fini par se jeter sur une bête brune toute miteuse, alors ils ont tous tiré sur le loup noir et blanc et l’ont tué.

— Comme c’est triste.

— Mais ils ont gardé la dépouille. Ils ont écorché le grand loup noir et blanc tombé de l’arbre, mais ils ont conservé sa belle fourrure pour que tous ceux qui viendront après eux puissent voir ce qu’il avait été et s’émerveiller de sa taille, de sa force. Les générations futures parleraient de lui, relateraient ses prouesses, évoqueraient sa majesté et pleureraient son trépas.

— Pourquoi l’ont-ils tué ?

— Il le fallait. On ne peut pas faire autrement avec des loups comme celui-là.

— Tu connais d’autres histoires, et des meilleures ?

— Non, c’est la seule que je connaisse. » Il se mit à penser au loup, à l’époque où le loup faisait des bonds fantastiques, où il jouait librement de son corps magnifique, de ce corps qui n’existait plus, qu’on avait détruit. Tout ça pour qu’en fin de compte les autres animaux, les plus malingres, soient quand même abattus et passent à la casserole. Des animaux sans force, qui ne bondissaient jamais et ne tiraient nulle fierté de leurs corps. On pouvait se consoler en songeant que ces animaux survivaient tant bien que mal. Et le loup noir et blanc ne s’était jamais plaint ; il n’avait jamais protesté, même quand on l’abattit. À ce moment-là, ses griffes étaient encore profondément ancrées dans sa proie. Pour rien. Sinon que c’était sa manière à lui, et qu’il aimait faire ça. Il ne savait pas agir autrement. Il n’aurait pu vivre autrement. C’était tout ce qu’il connaissait. Et on l’avait eu.

« Voici le loup ! » s’exclama Thelma en faisant des bonds maladroits. « Voub ! Voub ! » Elle voulait saisir des objets, et ne cessait de les rater. C’est seulement alors qu’il se rendit compte avec tristesse qu’elle n’allait pas bien. Il se demanda comment cela pouvait se faire, comment cette petite fille pouvait souffrir d’un handicap.

« Tu n’es pas le loup », dit-il.

Mais elle persistait dans ses bonds maladroits, trébuchait et clopinait. Il se demanda comment…

 

Ich unglücksel’ger Atlas Eine Welt,

Die ganze Welt der Schmerzen muss ich tragen,

Ich trage Unerträgliches, und brechen

Will mir das Herz im Leibe.

 

… une telle misère pouvait exister. Il tourna les talons.

Elle continuait à jouer dans son dos. Elle dérapa et tomba. Je me demande quel effet ça fait, songea-t-il en s’éloignant.

 

Il écumait le couloir en quête de l’aspirateur. On lui avait ordonné de faire le ménage dans la grande salle de jeux où les enfants passaient le plus clair de leurs journées.

« En bas du couloir, à droite. » Quelqu’un lui donnait le renseignement. Earl.

« Merci, Earl. »

Il arriva devant une porte fermée, s’apprêta à frapper, mais au lieu de cela il tourna la poignée.

À l’intérieur, une vieille femme jonglait avec trois balles. Elle se tourna vers lui en lui décochant un sourire édenté. Ses cheveux blancs semblables à de la ficelle tombaient sur ses épaules, elle portait des socquettes et des chaussures de tennis ; il aperçut une paire d’yeux enfoncés dans leurs orbites, une bouche béante, un abîme souriant.

« Vous savez faire ça ? » siffla-t-elle. Elle lança en l’air les trois balles. Elles retombèrent en la frappant et cascadèrent jusqu’au sol. Elle se pencha, riant et crachant à la fois.

« Non, je ne sais pas faire ça. » Il resta planté comme un piquet.

« Moi, je sais. » La vieille sorcière aux bras craquants relança les balles, loucha en essayant de bien préparer son coup.

Quelqu’un parut dans l’encadrement de la porte et observa la scène à côté de Bruce.

« Il y a combien de temps qu’elle répète ? demanda Bruce.

— Un bon bout de temps. » L’autre éleva la voix. « Essaie encore. Tu y es presque. »

La vieille caqueta en se penchant une fois de plus pour ramasser ses balles.

« Il y en a une par là, fit l’autre type. Sous la table de nuit.

— Oooh ! » siffla-t-elle.

Ils la regardèrent essayer et essayer encore, ratant les balles, les ramassant, visant soigneusement, assurant son équilibre, relançant les balles, courbant les épaules sous la pluie élastique qui lui frappait le dos et parfois la tête.

L’autre renifla et dit : « Tu ferais bien d’aller te laver, Donna. T’es pas propre. »

Bruce se raidit. « Mais c’est pas Donna. Donna ? C’est Donna ? » Il releva la tête et dévisagea la vieille femme. Il eut atrocement peur. Il y avait comme des larmes dans les yeux de la vieille quand elle le regarda, mais elle riait, riait, lorsqu’elle lança les trois balles dans sa direction en cherchant à l’atteindre. Il esquiva.

« Non, Donna. Ne fais pas ça. » L’autre type s’interposa. « Il ne faut pas frapper les gens. Contente-toi d’essayer de refaire ce que tu as vu à la télé. Tu sais : tu rattrapes les balles et tu les relances bien haut. Mais pour l’instant, va te laver : tu pues.

— D’accord. » La vieille se trotta, toute courbée. Les trois balles de caoutchouc roulaient encore sur le sol après son départ.

Le type referma la porte après Bruce et ils longèrent le couloir. « Ça fait combien de temps que Donna est là ? demanda Bruce.

— Oh ! ça fait une paie. Avant mon arrivée, qui remonte à six mois. Mais le numéro de jongleur, ça date d’une semaine.

— Alors, c’est pas Donna. S’il y a aussi longtemps qu’elle est là. Parce que moi, je suis arrivé il y a une semaine. » Et Donna m’a conduit ici dans sa MG. Je me rappelle, parce qu’on a dû s’arrêter pour remplir le radiateur. Et elle allait bien, à ce moment-là. Le regard triste et la mine sombre, mais calme, à l’aise, avec son petit cuir, ses boots, et son sac, la patte de lapin qui se balance au bout. Donna, comme elle est toujours.

Il se remit à chercher l’aspirateur. Il se sentait beaucoup mieux. Mais il ne comprenait pas pourquoi.

Substance Mort
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